Éntre les délices du corps et celles du cÏur, frères très chers, il y a ordinairement cette différence : les délices corporelles allument en nous un grand désir avant d'être éprouvées, mais quand on s'en repaît, elles se changent bientôt en dégoût sous l'effet de la satiété; au contraire, les délices spirituelles sont en dégoût avant d'être éprouvées, mais lorsqu'on y goûte, on en vient à les désirer, et celui qui s'en nourrit en est d'autant plus affamé que dans sa faim il s'en nourrit davantage. Désirer les premières est plaisant, en user déplaisant; désirer les secondes est peu attrayant, mais en user très plaisant. Désirer les premières mène à s'en rassasier, et s'en rassasier à s'en dégoûter. Désirer les secondes pousse à s'en rassasier, et s'en rassasier à les désirer de plus belle. Les délices spirituelles augmentent en effet le désir dans l'âme à mesure qu'elles la rassasient. Car plus on goûte leur saveur, mieux on les connaît, et plus on les aime avec avidité. Ét si elles ne peuvent être aimées avant d'être éprouvées, c'est que leur saveur est alors inconnue. Qui pourrait en effet aimer ce qu'il ignore ? D'où l'invitation du psalmiste : "Goûtez et voyez combien le Seigneur est bon." (Ps 34,9). C'est comme s'il disait clairement : "Vous ne connaissez pas sa bonté si vous ne la goûtez pas; mais touchez l'aliment de vie avec le palais de votre cÏur, pour faire l'expérience de sa douceur et devenir capables de l'aimer."
Or l'homme a perdu ces délices quand il a péché au paradis terrestre. Il s'est banni lui-même lorsqu'il a fermé sa bouche à l'aliment des douceurs éternelles. Voilà pourquoi nous qui sommes nés dans les peines de cet exil, nous en sommes venus ici-bas à un tel dégoût que nous ne savons plus ce que nous devons désirer. Ét ce dégoût maladif s'accroît d'autant plus que notre âme s'éloigne davantage de cet aliment plein de douceur. Si elle ne désire plus ces délices intérieures, c'est qu'elle a perdu depuis trop longtemps l'habitude de les savourer. C'est donc notre dégoût qui nous fait dépérir, et le lent épuisement consécutif à la privation de nourriture [spirituelle] qui nous exténue. Ét parce que nous ne voulons pas goûter la douceur qui nous est offerte au-dedans - hélas! malheureux que nous sommes - nous aimons la faim qui nous consume au-dehors.
Mais même si nous l'abandonnons, la Bonté d'en haut ne nous abandonne pas.
2. Én effet, elle remet devant les yeux de notre mémoire ces délices que nous avons méprisées, et elle nous les propose à nouveau. Élle nous arrache à la torpeur par ses promesses et nous incite à rejeter notre dégoût, en disant : "Un homme donna un grand souper et y convia beaucoup de monde." Quel est donc cet homme, sinon celui dont le prophète a dit : "Ét c'est un homme, et qui l'a reconnu ?" (Jr 17,9). Il a donné un grand souper, puisqu'il nous a préparé de la douceur intérieure à satiété. Il a convié beaucoup de monde, mais peu de gens viennent, parce que même ceux qui lui sont soumis par la foi se mettent souvent, par leur mauvaise vie, dans l'impossibilité de participer à son banquet éternel.
Le texte poursuit : "A l'heure du souper, il envoya son serviteur dire aux invités : ÐVenez.ð" Que désigne l'heure du souper, sinon la fin du monde ? Nous y sommes assurément parvenus, comme déjà Paul en témoignait naguère en déclarant : "Nous sommes arrivés à la fin des temps." (1 Co 10,11). S'il est donc déjà l'heure de souper quand nous recevons l'invitation, il nous faut d'autant moins chercher à nous dérober à ce banquet divin que nous voyons combien s'est rapprochée la fin des temps. Én effet, plus nous mesurons l'insignifiance de ce qui nous reste à vivre, plus nous devons craindre de voir expirer le temps de grâce qui nous est accordé. Ce banquet divin n'est pas appelé un déjeuner, mais un souper, car si après le déjeuner, il y a encore le souper, après le souper, il n'y a plus de banquet. Ét il est bien à propos d'appeler le banquet éternel de Dieu un souper, et non un déjeuner, puisqu'il nous sera préparé tout à la fin.
Que représente le serviteur envoyé par le maître de maison pour porter ses invitations, sinon l'ordre des prédicateurs ? C'est à cet ordre que nous appartenons malgré notre indignité présente, et malgré le poids accablant de nos péchés. Nous sommes pourtant bien dans les derniers jours, et lorsque je prononce quelques paroles pour votre édification, je me comporte comme le serviteur de notre évangile : je suis en effet le serviteur du souverain Maître de maison. Quand je vous exhorte à mépriser le monde, je viens vous inviter au souper de Dieu. Que nul n'aille me mépriser en cette affaire à cause de ma pauvre personne. Si je ne parais pas digne de vous inviter ainsi, ce sont cependant de grandes joies que je vous promets. Ce que je dis là, mes frères, n'est-il pas monnaie courante ? Il arrive souvent qu'un personnage puissant ait un serviteur méprisable; si ce maître fait parvenir une réponse à des parents ou à des étrangers par l'intermédiaire de ce serviteur, on ne méprise pas la personne du serviteur qui parle, du fait de la révérence qu'on garde en son cÏur pour le maître qui l'envoie. Ét ceux qui l'écoutent ne font pas attention à celui qui parle, mais à ce qu'il dit et à celui qui l'envoie. C'est donc ainsi, mes frères, oui, c'est ainsi qu'il vous faut agir, et quand bien même vous nous mépriseriez à bon droit, gardez pourtant en votre âme la révérence due au Seigneur qui vous appelle. Pour devenir les convives du souverain Maître de maison, obéissez volontiers. Éxaminez votre cÏur, et chassez-en le dégoût mortel. Car tout est prêt désormais pour repousser ce dégoût. Mais si vous êtes encore charnels, peut-être cherchez-vous des nourritures charnelles ? Or voici que Dieu a changé pour vous les nourritures charnelles en aliment spirituel, puisque c'est pour effacer le dégoût de votre âme que l'Agneau unique entre tous a été tué pour vous au souper du Seigneur.
3. Mais que faire ? N'en voyons-nous pas encore beaucoup se comporter comme ceux dont le texte dit : "Ét tous, unanimement, se mirent à s'excuser." Dieu offre ce qu'on aurait dû lui demander, et sans qu'on le lui demande, il consent à donner ce qu'on pourrait à peine espérer lui voir accorder si on l'en avait prié. Or cela même, on le méprise. Il annonce que les délices d'un éternel banquet sont prêtes, et voici cependant que tous, unanimement, se mettent à s'excuser.
Mettons d'humbles réalités sous les yeux de notre esprit, pour pouvoir en considérer convenablement de plus hautes. Si un grand personnage envoyait inviter un pauvre, que pensez-vous que ferait ce pauvre - frères, je vous le demande - sinon se réjouir qu'une telle invitation lui soit adressée, y répondre humblement, changer de vêtement et s'y rendre en toute hâte, de peur qu'un autre ne se présente avant lui au banquet de ce grand personnage ? Ainsi, un homme riche invite, et le pauvre se hâte d'accourir; nous sommes invités au banquet du Seigneur, et nous nous excusons. Mais ici, je me doute bien de l'objection que vous vous faites en vos cÏurs. Car peut-être vous dites-vous dans le secret de vos pensées : "Nous ne voulons pas nous excuser. Nous ne pouvons, en effet, que nous féliciter d'être appelés à ce plantureux festin du Ciel et d'y prendre part."
4. Quand elles parlent ainsi, vos âmes ne se trompent pas, s'il est vrai que vous ne préférez pas les biens de la terre à ceux du Ciel, et si vous n'êtes pas plus occupés des choses du corps que de celles de l'esprit. Car l'évangile nous mentionne en ce lieu la raison qu'avancent ceux qui s'excusent : "Le premier dit : ÐJ'ai acheté une propriété, et il faut que j'aille la voir; je t'en prie, excuse-moi.ð" Que désigne cette propriété, sinon notre subsistance terrestre ? Il va voir sa propriété, celui dont toute la pensée est occupée des réalités du dehors en vue de sa subsistance.
"Un autre dit : ÐJ'ai acheté cinq paires de bÏufs, et je pars les essayer; je t'en prie, excuse-moi.ð" Que devons-nous entendre par ces cinq paires de bÏufs, sinon les cinq sens corporels ? On parle très justement de paires à leur sujet, puisqu'ils existent dans l'un et l'autre sexe. Impuissants à saisir l'intérieur des choses, mais s'arrêtant à la connaissance de l'extérieur, les sens corporels laissent de côté l'intime des réalités pour n'en atteindre que le dehors : ils désignent donc bien la curiosité; celle-ci cherche à percer à jour la vie d'autrui, et ne s'applique par là même qu'aux choses du dehors, en demeurant toujours dans l'ignorance de ce qui se trouve en son intime à elle. Que la curiosité est donc un défaut gênant, puisqu'en amenant l'esprit à concentrer son attention sur l'extérieur de la vie du prochain, elle lui cache toujours le plus intime de lui-même! Ainsi, l'esprit, s'il connaît les autres, ne se connaît pas lui-même, et l'âme du curieux se trouve d'autant plus ignorante de ses propres mérites et démérites qu'elle est plus instruite de ceux du prochain. C'est pour cela que l'invité dit de ces cinq paires de bÏufs : "Je pars les essayer; je t'en prie, excuse-moi." Quand cet homme dit en s'excusant : "Je pars les essayer", de telles paroles sont en plein accord avec son vice, car habituellement, le fait de vouloir essayer relève de la curiosité.
Mais il faut noter que les invités qui s'excusent de ne pas venir au souper, l'un à cause de sa propriété et l'autre à cause de ses paires de bÏufs à essayer, insèrent tous les deux une parole d'humilité parmi leurs excuses : "Je t'en prie, excuse-moi." Én effet, dire : "Je t'en prie", et ne pas se soucier pour autant de venir, c'est faire paraître de l'humilité dans ses paroles et de l'orgueil dans ses actes. Remarquez que tous les hommes pervers condamnent de telles choses quand ils les entendent; mais ils ne cessent pas pour autant d'accomplir ce qu'ils condamnent. Si nous disons à quelqu'un qui fait le mal : "Convertis-toi, mets-toi à la suite de Dieu, abandonne le monde", ne l'invitons-nous pas au souper du Seigneur ? Mais lorsqu'il répond : "Prie pour moi, car je suis un pécheur; ce que tu me demandes, je ne peux pas le faire", n'est-ce pas là répondre à la fois "Je t'en prie" et "Éxcuse-moi" ? Én déclarant : "Je suis un pécheur", notre interlocuteur manifeste bien quelque humilité, mais en ajoutant : "Je ne peux pas me convertir", c'est son orgueil qu'il exprime. Ainsi répond-il "Je t'en prie, excuse-moi", celui qui met un vernis d'humilité dans sa parole et un fond d'orgueil dans son action.
5. "Un autre dit : ÐJe viens de prendre femme, et c'est pourquoi je ne peux venir.ð" Qu'entendons-nous par cette femme, sinon la volupté de la chair ? Én effet, bien que le mariage soit une bonne chose, puisqu'il fut institué par la Providence divine pour la propagation de l'espèce, certains cependant n'y recherchent pas une nombreuse descendance, mais plutôt la satisfaction des désirs voluptueux; c'est pourquoi l'on peut désigner sans trop d'inconvenance par une chose juste une autre qui ne l'est pas.
Le souverain Maître de maison vous invite donc au souper du banquet éternel, mais du fait que les uns se trouvent pris par l'avarice, d'autres par la curiosité, d'autres encore par la volupté de la chair, tous, sans nul doute réprouvés, se mettent à s'excuser unanimement. Comme le souci des biens terrestres occupe les uns, que la soif de savoir ce que fait le prochain en ravage d'autres, et que les plaisirs de la chair souillent l'âme des derniers, tous se montrent dédaigneux du festin de la vie éternelle, sans mettre aucun empressement à s'y rendre.
6. Le texte poursuit : "Le serviteur, à son retour, rapporta cela à son maître. Alors, pris de colère, le maître de maison dit à son serviteur : ÐVa vite sur les places et dans les rues de la ville, et amène ici les pauvres, les infirmes, les aveugles et les boiteux.ð" Voyez : celui qui s'intéresse plus qu'il ne convient aux biens terrestres refuse de venir au souper du Seigneur; celui que tiraille la curiosité n'a pas de goût pour l'aliment de vie qui lui est préparé; celui qui est esclave de ses désirs charnels méprise les nourritures du banquet spirituel. Puisque les orgueilleux refusent ainsi de venir, les pauvres sont invités. Pourquoi cela ? Parce que, selon le mot de Paul, "Dieu a choisi dans le monde ce qui est faible pour confondre ce qui est fort" (1 Co 1,27).
Il faut noter comment sont décrits ceux qui sont invités au souper et y viennent : "pauvres et infirmes". Ils sont dits pauvres et infirmes, ceux qui d'eux-mêmes se reconnaissent faibles. Ne sont-ils pas pauvres, mais pour ainsi dire forts, ceux qui s'enorgueillissent malgré leur pauvreté ? Les aveugles, ce sont ceux qui n'ont aucune lueur d'intelligence, et les boiteux, ceux qui n'ont pas une démarche droite dans leurs actions. Mais puisque les infirmités des organes figurent ici les vices des mÏurs, il est fort clair que si les invités qui ne voulurent pas venir étaient des pécheurs, les invités qui viennent le sont tout autant. Cependant, là où les pécheurs orgueilleux sont exclus, les pécheurs humbles sont élus.
7. Si Dieu choisit ceux que le monde méprise, c'est qu'un tel mépris fait souvent rentrer l'homme en lui-même. Celui qui avait quitté son père et dépensé avec prodigalité la part de fortune qu'il avait reçue, revint en effet en lui-même après avoir commencé à souffrir de la faim, et il se dit : "Combien de mercenaires dans la maison de mon père ont du pain en abondance ?" (Lc 15, 17). Il s'était fort éloigné de lui-même en péchant. Ét il ne serait pas rentré en lui-même s'il n'avait eu faim; car ce n'est qu'après avoir manqué des biens terrestres qu'il commença à penser aux biens spirituels qu'il avait perdus. Les pauvres, les infirmes, les aveugles et les boiteux sont donc appelés et ils viennent, parce qu'il arrive souvent que les infirmes et ceux que le monde traite avec mépris écoutent d'autant plus volontiers la voix de Dieu que le monde n'a pour eux rien d'agréable.
C'est ce que figure bien l'épisode du jeune Égyptien esclave des Amalécites (cf. 1 S 30,11-20). Ceux-ci, parcourant et pillant le pays, l'avaient abandonné sur la route, malade et mourant de faim et de soif. David le trouva pourtant, et lui donna nourriture et boisson. Cet Égyptien se rétablit aussitôt, et se fit le guide de David. Il retrouva les Amalécites tandis qu'ils festoyaient, et lui qu'ils avaient abandonné tout infirme, il en vint à bout avec une grande vigueur. Amalécite signifie "peuple lécheur". Ét que peut bien symboliser le "peuple lécheur", sinon les esprits mondains ? Ils lèchent pour ainsi dire toutes les choses de la terre en les recherchant, puisqu'ils mettent leur jouissance dans les seuls biens transitoires. Le "peuple lécheur" fait en quelque sorte du butin, quand ceux qui aiment les biens de la terre grossissent leurs gains au préjudice de leur prochain. Ét l'enfant égyptien est laissé malade sur le bord de la route, car le pécheur qui a commencé à être affaibli par les vents [contraires] de ce monde, s'attire aussitôt le mépris des esprits mondains. David le trouve pourtant, et lui donne nourriture et boisson, parce que le Seigneur, dans sa puissance, ne rejette pas de sa main ceux que le monde exclut; il ramène souvent à la grâce de son amour ceux qui, n'ayant plus la force de suivre le monde, demeurent pour ainsi dire sur le bord du chemin, et il leur donne la nourriture et la boisson de sa parole; et c'est comme s'il se choisissait des guides parmi eux, en chemin, quand il en fait ses prédicateurs. Car ceux-ci, en introduisant le Christ dans le cÏur des pécheurs, guident en quelque sorte David contre ses ennemis. Ét ils passent par le glaive de David les Amalécites qui festoient, puisqu'ils jettent à terre, par la force du Seigneur, les orgueilleux qui les avaient méprisés en ce monde. Ainsi, l'enfant égyptien abandonné sur la route tue les Amalécites, parce que ce sont souvent ceux-là mêmes qui ne pouvaient auparavant suivre les mondains dans leur course en ce monde, qui dominent désormais les âmes de ces mondains par leur prédication.
8. Écoutons maintenant ce que le serviteur ajoute après avoir amené les pauvres au banquet : "Maître, vos ordres sont exécutés, et il y a encore de la place." Nombreux parmi les Juifs sont ceux qui ont été ainsi rassemblés pour le souper du Seigneur, mais la multitude de ceux du peuple d'Israël qui ont cru ne suffit pas à remplir la salle du banquet céleste. Les Juifs sont déjà entrés en grand nombre, mais il reste encore place au Royaume pour y accueillir la foule des nations païennes. C'est pourquoi le maître dit au serviteur : "Va sur les chemins et le long des haies, et force les gens à entrer, afin que ma maison soit remplie." Lorsque le Seigneur invite à son souper ceux des rues et des places, il désigne le peuple qui a su observer la Loi et mener le genre de vie policé de la ville. Mais quand il commande d'aller chercher ses convives sur les chemins et le long des haies, c'est le peuple grossier des campagnes, c'est-à-dire les païens, qu'il cherche à rassembler. C'est en ce sens que le psalmiste dit : "Alors tous les arbres de la forêt pousseront des cris de joie devant la face du Seigneur, parce qu'il vient." (Ps 96,12-13). Si les païens sont appelés arbres de la forêt, c'est qu'ils sont toujours restés tordus et sans fruit du fait de leur incroyance. Ceux qui, abandonnant leurs usages grossiers et campagnards, se sont convertis, sont donc venus au souper du Seigneur, pour ainsi dire, du long des haies.
9. Il faut noter que dans cette troisième invitation, le maître ne dit pas : "Invite-les", mais : "Force-les à entrer." Les uns sont appelés et dédaignent de venir; d'autres sont appelés et viennent; quant à ceux de la troisième invitation, il n'est pas dit qu'ils sont appelés, mais qu'ils sont forcés à entrer. Ils sont appelés et dédaignent de venir, ceux à qui il est donné de comprendre sans qu'ils fassent suivre de bonnes Ïuvres ce qu'ils ont compris. Ils sont appelés et viennent, ceux qui, ayant reçu la grâce de comprendre, la traduisent en Ïuvres. Ét certains sont appelés qui sont même forcés à entrer.
Én effet, il en est qui comprennent le bien qu'ils devraient faire, mais s'abstiennent de le réaliser; ils voient ce qu'ils devraient accomplir, mais ils ne le désirent pas. Or, comme nous l'avons dit tout à l'heure, les désirs charnels de ces hommes viennent souvent se heurter aux contrariétés de ce monde; ils s'efforcent d'atteindre une gloire transitoire, mais n'y parviennent pas; et chaque fois qu'ils se proposent de voguer en haute mer, c'est-à-dire de briguer les plus hautes responsabilités de ce siècle, ils sont inexorablement ramenés aux rivages de l'échec par des vents contraires. Voyant ainsi leurs espoirs brisés par l'opposition du monde, ils se souviennent qu'ils sont les débiteurs de leur Créateur, si bien qu'ils reviennent à lui pleins de honte, après l'avoir abandonné avec orgueil par amour du monde. Car il arrive souvent à ceux qui poursuivent la gloire transitoire, ou bien de dépérir dans une longue maladie, ou bien de succomber sous les injustices, ou bien encore d'être accablés par de lourds malheurs. Ét ils voient, par la souffrance qui leur vient du monde, qu'ils n'auraient jamais dû avoir confiance dans les jouissances que ce monde leur offrait; se blâmant alors eux-mêmes de les avoir désirées, ils tournent leur cÏur vers Dieu.
C'est de ces hommes que le Seigneur dit par la voix du prophète : "Voici que je vais fermer son chemin avec des ronces. Je le fermerai d'un mur, et [mon épouse] ne trouvera plus ses sentiers. Élle poursuivra ses amants et ne les rejoindra pas; elle les cherchera et ne les trouvera pas, et elle dira : ÐJ'irai et je retournerai vers mon premier mari, car j'étais alors plus heureuse que maintenant.ð" (Os 2,8-9). Le mari de toute âme fidèle, c'est Dieu, puisqu'elle lui est intimement liée par la foi. Mais cette âme qui avait été liée à Dieu poursuit ses amants quand l'esprit qui a commencé à croire par la foi se soumet encore dans ses actes aux esprits impurs, recherche les honneurs du monde, se repaît des plaisirs de la chair, se nourrit de voluptés raffinées. Cependant, il arrive souvent que le Dieu tout-puissant jette un regard de miséricorde sur cette âme et empoisonne ses plaisirs en y mêlant l'amertume. C'est pourquoi il dit : "Voici que je vais fermer son chemin avec des ronces." Nos chemins sont fermés avec des ronces lorsque nous trouvons les piqûres de l'épreuve dans l'objet même de nos désirs déréglés. "Je le fermerai d'un mur, et elle ne trouvera plus ses sentiers." Nos sentiers sont fermés d'un mur quand le monde met de fortes oppositions à nos convoitises. Ét nous ne pouvons pas retrouver nos sentiers, parce que nous sommes empêchés d'atteindre ce que nous recherchons avec malice. "Élle poursuivra ses amants et ne les rejoindra pas; elle les cherchera et ne les trouvera pas." Én effet, si l'âme s'est soumise aux esprits malins en ses désirs, elle n'a pourtant pas pu les rejoindre pour leur faire réaliser ces désirs. Mais le texte montre combien cette opposition salutaire s'est révélée utile : "Ét elle dira : ÐJ'irai et je retournerai vers mon premier mari, car j'étais alors plus heureuse que maintenant.ð" Après avoir trouvé ses chemins fermés de ronces, et après n'avoir pu rejoindre ses amants, elle revient donc à l'amour de son premier mari. Én effet, c'est souvent après n'avoir pu obtenir en ce monde ce que nous y voulions, et après nous être lassés de ne pouvoir réaliser nos désirs terrestres, que nous repensons à Dieu et que commence à nous plaire celui qui nous déplaisait d'abord. Nous sentons dès lors de la douceur à nous souvenir de celui dont les commandements nous paraissaient amers. Ét notre âme pécheresse, qui s'efforçait de se rendre adultère sans pouvoir le devenir par un acte manifeste, décide de redevenir une épouse fidèle. Ces hommes qui, brisés par les adversités du monde, reviennent à l'amour de Dieu et sont guéris des désirs de la vie présente, que sont-ils, mes frères, sinon des convives qu'on force à entrer ?
10. La parole que le maître ajoute aussitôt après doit nous pénétrer d'une grande crainte. Recueillez cette parole en votre cÏur d'une oreille attentive, mes frères et mes seigneurs - mes frères en tant que vous êtes pécheurs, mes seigneurs en tant que vous êtes justes. Recueillez cette parole d'une oreille attentive, afin d'en ressentir d'autant moins de frayeur au jour du jugement que vous l'aurez écoutée avec plus de crainte dans notre prédication. Le maître déclare en effet : "Car je vous le dis, aucun de ceux qui avaient été d'abord invités ne goûtera de mon souper."
Voilà que Dieu vous appelle par lui-même, qu'il vous appelle par ses anges, qu'il vous appelle par ses patriarches, qu'il vous appelle par ses prophètes, qu'il vous appelle par ses apôtres, qu'il vous appelle par ses pasteurs, et voici même qu'il vous appelle par nous; il vous appelle souvent par des miracles, souvent aussi par des châtiments, tantôt par des succès en ce monde, tantôt par des infortunes. Que nul ne dédaigne de tels appels, car celui qui s'excuse lorsqu'on l'appelle risque de ne plus pouvoir entrer quand il le voudra. Écoutez ce que dit la Sagesse par la bouche de Salomon : "Alors on m'invoquera, et je n'écouterai pas; on se lèvera dès le matin, et l'on ne me trouvera pas." (Pr 1,28). On peut entendre dans le même sens la supplication des vierges folles arrivées en retard : "Seigneur, Seigneur, ouvre-nous." Mais le Seigneur répond alors à celles qui cherchent à entrer : "Én vérité, en vérité, je vous le dis, je ne vous connais pas." (Mt 25, 11-12). Que devons-nous donc faire, frères très chers, sinon abandonner toutes choses, mettre au second plan les soucis du monde, et n'avoir de désirs que pour l'éternité ? Mais cette vertu n'est donnée qu'à un petit nombre.
11. Je vous conseillerais bien d'abandonner toutes choses, mais je n'ose pas. Si donc vous n'êtes pas encore capables de quitter toutes les choses de ce monde, du moins ne vous liez pas à elles au point d'être liés par elles en ce monde. Possédez les choses de la terre sans vous laisser posséder par elles. Maintenez- les sous l'emprise de votre esprit, de peur que celui-ci, enchaîné par l'amour des choses de la terre, ne se laisse asservir par celles qu'il possède. Usez donc des choses qui ne durent pas, mais n'attachez votre désir qu'à celles qui sont éternelles. Prenez pour le chemin les choses qui ne durent pas, mais désirez celles qui sont éternelles pour le terme du voyage. Il ne faut regarder que comme un à-côté tout ce qu'on fait ici-bas, et porter les yeux de notre esprit en avant, pour fixer, avec toute l'attention dont ils sont capables, le but à atteindre. Éxtirpons les racines des vices, non seulement de nos actes, mais aussi des pensées de notre cÏur. Que ni la volupté de la chair, ni la curiosité excessive, ni le feu de l'ambition ne nous empêchent de partager un jour le souper du Seigneur. Même les activités honnêtes que nous menons en ce monde, n'y touchons que par la surface de l'âme, en sorte que les biens terrestres qui nous plaisent servent à notre corps sans nuire à notre cÏur.
Frères, nous n'osons donc pas vous dire de tout abandonner, mais vous pouvez, si vous le voulez bien, tout abandonner en conservant tout : il suffit pour cela qu'en traitant des choses du temps, vous tendiez cependant de toute votre âme vers celles de l'éternité.
12. N'est-ce pas ce que dit l'apôtre Paul : "Le temps est court; désormais, que ceux qui ont une femme soient comme s'ils n'en avaient pas; ceux qui pleurent, comme s'ils ne pleuraient pas; ceux qui se réjouissent, comme s'ils ne se réjouissaient pas; ceux qui achètent, comme s'ils ne possédaient pas; ceux enfin qui usent de ce monde, comme s'ils n'en usaient pas; car elle passe, la figure de ce monde." (1 Co 7,29-31). Il a une femme, mais comme s'il n'en avait pas, celui qui sait s'acquitter des devoirs de la chair1 sans que sa femme le contraigne pourtant à s'immerger tout entier dans le monde. Notre éminent prédicateur affirme encore : "Celui qui a une femme a souci des choses du monde, des moyens de plaire à sa femme." (1 Co 7,33). Il a donc une femme comme s'il n'en avait pas, celui qui s'efforce de plaire à sa femme sans toutefois déplaire à son Créateur. Il pleure, mais comme s'il ne pleurait pas, celui qui, affligé par les malheurs temporels, garde cependant toujours en son âme la pensée consolante des biens éternels. Il se réjouit, mais comme s'il ne se réjouissait pas, celui qui trouve de la joie dans les biens transitoires sans perdre pourtant de vue les tourments éternels, et qui, lorsque la joie soulève son esprit, la modère en s'exerçant à craindre continuellement [le châtiment] qu'il connaît d'avance. Il achète, mais comme s'il ne possédait pas, celui qui ne se dispose à user des biens terrestres qu'en prévoyant avec prudence qu'il devra bientôt les abandonner. Énfin, il use de ce monde, mais comme s'il n'en usait pas, celui qui, faisant servir toutes les choses qui lui sont nécessaires à l'entretien de sa vie corporelle, ne les laisse toutefois pas dominer son esprit, et qui se les soumet si bien qu'elles le servent au-dehors sans jamais briser l'élan de son âme vers les sommets.
Tous ceux qui agissent ainsi usent assurément de tout en ce monde, mais sans plus rien désirer. Car ils se servent bien du nécessaire, mais ils ne veulent rien avoir de ce qu'on ne peut posséder sans péché. Ils s'acquièrent même chaque jour des mérites au moyen de ce qu'ils possèdent, et se réjouissent davantage du bien qu'ils font que du bien qu'ils possèdent.
13. Pour qu'un tel programme ne paraisse pas trop difficile à certains, je vais vous raconter une histoire qui concerne une personne que beaucoup d'entre vous ont connue; je l'ai apprise moi-même il y a trois ans à Civitavecchia, de personnes dignes de foi. Il y eut récemment dans cette ville un comte du nom de Théophane; c'était un homme adonné aux actions charitables, zélé pour les bonnes Ïuvres, et qui pratiquait très particulièrement l'hospitalité. Pris par les devoirs de sa charge de comte, il devait bien s'occuper de choses terrestres et transitoires, mais comme sa fin le fit voir plus clairement, c'était davantage par devoir que par inclination.
Peu avant sa mort, une très grosse tempête se déchaîna, qui risquait d'empêcher de le conduire au cimetière. Tout en pleurs, son épouse lui demandait : "Que vais-je faire ? Comment te mener au tombeau, puisqu'une telle tempête m'interdit de franchir le seuil de cette maison ?" Il lui répondit : "Ne pleure pas, pauvre femme, car dès que je serai mort, le beau temps reviendra." Sur ces mots, il mourut, et le beau temps fut de retour aussitôt après.
Ses mains et ses pieds, atteints par la goutte, étaient gonflés de liquide et couverts d'ulcères purulents. Mais lorsqu'on eut mis son corps à nu, selon l'usage, pour le laver, on trouva ses mains et ses pieds aussi sains que s'ils n'avaient jamais eu d'ulcères. On l'emporta alors et on l'ensevelit. Quatre jours après, son épouse jugea bon de changer la dalle de marbre qui recouvrait la tombe. Quand on eut enlevé cette dalle de marbre qui recouvrait le corps, il se dégagea de son corps un parfum aussi suave que si la fermentation de sa chair pourrissante avait produit, non des vers, mais des aromates.
Je vous ai raconté cette histoire pour vous montrer par un exemple récent que certains hommes portent la livrée du monde sans avoir pour autant l'esprit du monde. Én effet, ceux qui sont retenus dans le monde par une obligation qui leur interdit de s'en libérer complètement, doivent s'occuper des affaires du monde, sans se laisser pourtant dominer par elles sous l'effet de l'abattement.
Méditez donc cet exemple, et si vous ne pouvez abandonner tout ce qui est du monde, accomplissez au-dehors, de votre mieux, les choses du dehors, tout en vous empressant ardemment au-dedans vers les biens éternels. Que rien ne puisse freiner le désir de votre âme. Que la jouissance d'aucune chose ne vous enchaîne en ce monde. Aimez-vous quelque bien ? Que votre âme mette sa joie dans des biens meilleurs, c'est-à-dire ceux du Ciel. Craignez-vous quelque mal ? Que votre esprit se représente les maux éternels. Considérant ainsi que tout l'emporte dans l'au-delà, aussi bien ce qu'on y aime que ce qu'on y redoute, rien ne vous fixera plus ici-bas. Nous disposons pour cela de l'aide du Médiateur entre Dieu et les hommes; si nous brûlons pour lui d'un amour véritable, nous obtiendrons tout sans retard par celui qui, étant Dieu, vit et règne avec le Père et le saint Ésprit, dans les siècles des siècles. Amen.